Ayumu ♦ It's my way or the highway.

07:55. Le réveil sonne. Et il sonne sans pitié. A l’autre bout du monde, quelqu’un sort un crayon, ouvre un carnet, et se met à écrire presque à contre-coeur.




Près du réveil, Ayumu soupira de dépit, son souffle faisant bruyamment vibrer ses lèvres. Saletés de réveil. Saletés de matins. Saleté de vie. Elle aplatit l’objet dont la cacophonie s’échappait avec tout autant de pitié qu’il ne lui cassait les oreilles. Bref étirement, puis elle jeta la couette aussi loin qu’elle ne pouvait. ‘Fallait se bouger le derrière, aujourd’hui, c’était un jour important.




Elle se leva d’un coup, puis plongea dans la salle de bain, les yeux quasi-embrumés par le sommeil. Un bon jet d’eau froide dans la face, qui la fit gémir au passage, et sa silhouette dans le miroir commence enfin à s’éclaircir. Tiens… ? C’étaient quoi ces bleus à la naissance de la poitrine ? Elle plissa les yeux, essaya de reconstituer les événements de la veille. Elle avait pris un verre de cognac, puis un cocktail de… de quoi déjà ? Elle se souvenait juste qu’il y avait du citron dedans. Puis qu’elle avait vu quelqu’un de pas mal mignon dans la foule du club. Et puis plus rien. Blackout total.

Elle haussa les épaules.




Elle fit alors son rituel habituel du matin - non, rien de bien religieux, juste le brossage de dents express, la douche, et ce qu’on fait tous à la salle de bain le matin. Maquillage ? Mouais, elle se mettrait du maquillage aujourd'hui. Puis elle en avait acheté spécialement pour l'occasion, autant l'inaugurer au moment prévu. Satanée brume mentale. Ça lui a pris un instant pour se souvenir de ça.




En s'appliquant du fond de teint directement sur la mince goutte d'hydratant qu'elle avait sur les joues, elle repensa au fait qu'elle faisait partie des connasses qui touchaient à peine à leur peau mais qui l'avaient tout le temps luisante avec seulement quelques petites cicatrices à peine visibles sur les joues. Enfin, à moins que les règles soient en route et que la fameuse grosse boule rouge au bout du nez ne le lui rappelle. Mais elle avait la sagesse de faire attention à ne pas y trop y toucher pour ne pas se retrouver avec une énorme trace à la place (et c'était assez surprenant venant d’elle). Puis bon, dans le fond, c'est pas comme si elle avait le budget de jouer les skincare gurus.




Puis elle remarqua un truc. Elle fronça légèrement les sourcils quand elle se pencha vers le miroir, examina la teinte exacte de ses yeux ce matin. Un mauve presque blanc qui la fit sourciller.




Mais ça faisait combien de temps qu'elle n'avait pas vraiment utilisé son pouvoir ? Aussi incroyable que la situation paraissait, elle n'en avait presque pas usé ces derniers mois. Non, même pas pour envoyer chier les clients à qui elle avait servi un verre de trop au Eight Night. Elle s'était contenté de sortir sa Resting Bitch Face, et si ça déconnait trop, de viser les couilles.




Mais peut-être que le plus incroyable dans la situation, c'était qu'elle n'avait pas remarqué jusqu'à maintenant. Ses yeux étaient toujours restés du côté du mauve-doré depuis l'éveil de son pouvoir, avec quelques rares virées vers cette couleur pâle quand elle restait trop longtemps à l'extérieur d'un terrain de foot, ou qu'elle résistait à la tentation de coller un petit blanc au mur pendant plus d'un mois.  Elle aurait dû avoir été alertée par un changement aussi drastique dans la couleur de ses yeux, s'arrêter d'un seul coup devant une fenêtre à effet miroir à cause de ça. Pas qu'elle était la plus pointilleuse sur son apparence, mais ce genre de choses, ça se remarque quand même.




Mais non, rien. Bon bah au moins j'ai l'air bien magique, se dit-elle. Elle haussa les épaules une seconde fois. Fond de teint, highlighter, concealer pour les cernes, et tous les machins pour donner un look bien régulier et naturel à sa peau, puis c’est au tour des yeux.




En tant normal, elle n’aurait vraiment regardé ses yeux que maintenant, mais elle était stressée en fait. Depuis genre la première fois qu’elle était arrivée à Tokyo.




Mais sa devise dans la vie, c’était soit on devançait le stress, soit le stress nous devançait, donc elle inspira et expira d'un coup, puis contempla ses palettes.




Vu que ses yeux étaient plus blancs et luisants qu’à leur habitude, autant les mettre en valeur. Une couleur aussi peu commune allait fatalement taper dans l'œil. Et aujourd’hui, elle devait se démarquer autant que possible, donc on oublie le bon vieux liner noir passe-partout.




Elle opta donc pour du smoky. Enfin du smoky pailleté pour le coup, elle voulait pas passer pour une gothique avec ses cheveux plus noirs que la nuit. Elle dut passer une bonne dizaine de minutes à chercher ses paillettes, cela dit, parce que d’habitude, son truc, c’est le matte. Puis du liner blanc pour accentuer la couleur.




Elle fit la moue et un pas en arrière, contempla l’apparence de ses yeux de près et de loin, puis se félicita, c’était assez réussi. Pas sûr qu’elle sorte comme ça tous les jours, cela dit.




Et puis hop, un rouge à lèvres matte, d’une des couleurs qui tapait le moins dans les yeux de sa petite collection (parce qu’habituellement, ça dépendait fortement de son mood), lissage rapide des cheveux, qu’elle décida au final de garder libres. Et… le look est complet. Espérons que le perfectionnisme me foute la paix ce matin, pensa-t-elle très fort en son fort intérieur. Et ça faisait un petit moment qu’il lui avait fichu la paix, à part l'occasionnelle envie de s’arracher les cheveux quand un nouveau au Eight Night dosait mal une des boissons de plus de 20 millilitres. Entre autres. Bon ok, peut-être qu’il ne lui avait jamais réellement fichu la paix au final.




Avant de quitter la salle de bain, elle se regarda une dernière fois dans le miroir. Bon, son maquillage était joli, mais est-ce que ça valait les quinze mille yens qu’elle avait dépensé pour ? Mouais, pas sûr. Mais osef. Bientôt, elle n’en aurait plus à s’en faire pour ce genre de choses.




Elle ouvrit l’armoire et pris l’ensemble qu’elle avait repassé pour l’occasion: un pantalon noir et un haut blanc à manches en dentelle moulantes. Bon, c’était pas forcément sa tenue de choix, mais elle avait pris ce qu’elle avait considéré comme le moins chiant (et cher) à porter, puis elle s’assit sur son lit. Et l’espace d’un instant, elle ne fit que regarder sa montre, et la ville qui grouillait doucement à travers sa fenêtre.


 


Puis elle fit une réalisation: Tokyo, avec toute la merde qui allait avec, allait tout de même lui manquer si tout se passait bien aujourd’hui. L’abominable bruit des voitures à 7:30 quand elle revenait du travail, les gens qui la dévisageaient dans le train quand elle se faisait les ongles en public ou portait un crop top, la verdure des parcs et la lumière des lacs, la bienveillance dans le regard de la vieille dame de la boulangerie du coin, les blagues (pourries) de certains de ses collègues… Ouais, Tokyo, c’était nul, mais c’était aussi cool. Mais le plus important, c’est que c’était redevenu son chez elle.




Chaussures reposantes en pieds pour les transports publics et talons aiguilles dans le sac, elle s’arrêta une deuxième dernière fois devant le miroir pour se mettre du spray à volume dans les cheveux. Elle se les étaient trop lissés et ils ressemblaient plus qu’à une nappe. Fuck.




M’ouais, au final, un demi-chignon serait mieux. Elle prit la pince qui brillait le plus qu’elle possédait, la regarda luire dans sa paume sous le faible éclairage que les rideaux seulement ouverts à moitié laissaient faiblement passer. Et un souvenir lui vint en tête… Elle retint son souffle, et la moitié de ses cheveux soigneusement enroulés avec. Puis elle y glissa l’objet, et relâcha son souffle avec.




J’espère que tu vas bien, se surprit-elle à penser. Focus, Ayumu, focus. Elle se dirigea vers sa petite table de chevet, en sortit un nouveau paquet de cigarettes pour plus tard, puis le jeta dans son sac. Puis elle se regarda réellement pour la dernière fois dans son miroir.  Okay, I guess we’re doing perfectionism today. But it’s not a minor fucking inconvenience that’s gonna stop me.




Décidant qu’elle avait fait un bon compromis entre ses préférences et les conventions professionnelles, elle quitta finalement son appartement.




Quand elle finit de verrouiller la porte, une notification retentit de son téléphone.

9:20

Elle rétrécit le nez et ferma lentement les yeux, puis les rouvrit. Son doigt alla vers l’icône de suppression, et elle bloqua le numéro.




De toutes, si elle ne se souvenait de rien et ne se sentait pas particulièrement bien ce matin, ça voulait dire que c’était plutôt nul. Et au cas où vous vous posiez la question, oui, elle aurait eu exactement la même réaction si la personne était là devant elle: elle l’aurait tout simplement snobée et marché vers ses occupations. Pas de temps à perdre avec des gens, situations, machins qui en valent pas le coup.




Puis elle se pencha pour regarder les substances qu’elle ne sortait jamais de son sac. Examinons notre état, mal à la tête, assez gueule de bois, et je me souviens de rien. Elle conclut qu’elle devait sortir une plaque d’aspirine et deux autres de fortifiants différents, puis elle passerait rapidos au konbini du coin s’acheter un biscuit salé et de quoi grignoter en chemin. Elle garderait la pilule du lendemain pour après.




Plaques qu’elle sortit, puis elle mit un réveil sur son téléphone pour se rappeler de la pilule. Pas question de chercher à avorter dans ce pays, c’était bien trop compliqué, et elle n’avait ni le temps, ni l’énergie.




Ayumu rangea tous ses bidules, ajusta le sac sur son épaule et marcha d’un pas assuré vers l'ascenseur, avalant les capsules sur la route. Elle avait lu quelque part que Shining ne supportait pas le manque de ponctualité, et que ce ne soit qu’une rumeur ou pas, il était hors de question qu’elle ait la moindre minute de retard. Plus d’un aspect de sa vie reposaient sur  cet entretien, et elle ne comptait pas faire en sorte que ça se passe mal. A l'autre bout du monde, Yara posa lentement le crayon sur la table. Le regard triste, elle vida presque entièrement ses poumons d’air, ferma le cahier, et alla le cacher entre ses livres.