Rochers et tarte - Pv Shura

Je ferme les yeux.

L’air gonfle ma poitrine, mon âme s’emplit d’un nouveau souffle. Je hume doucement au gré de la musique, les notes pianotent sur les cordes de mon cœur comme un sort. Un sort de lévitation. Quand je rouvre les yeux, je souris à la vue de la forêt qui s’étend devant moi. J’ai tellement de chance d’être ici - une des choses que j’ai inscrit dans ma gratitude list ce matin.

Je me repose paisiblement sur les plantes des pieds, puis descend de sur le rocher. Allez, la musique est cool, mais faudrait pas faire attendre Daniel quand même !

Je marche encore entre les rochers et les quelques plateaux d’herbes qui se sont courageusement frayé un passage vers le sol du cirque. La musique continue à bercer mon âme, comme une maman bienveillante qui réconforte son enfant après une crise de larmes. Sauf que là, l’enfant en question se trouve débile et ne comprend même plus pourquoi il a piqué une crise de larmes. Enfin, si, je comprends un peu mais c’était vraiment fort et… Ah là là, c’était le pire des timings… J’ai honte en vrai. Chialer comme ça devant un.e inconnu.e, et d’un truc aussi ancien…

Je soupire, fredonne encore un peu à voix basse. Quand je lève la tête devant moi, j’aperçois une singulière tête bleue au lointain et mes lèvres s’étendent en sourire aimable. Ugh, espérons que ce soit pas trop gênant.

Je lève la main, m’avance vers iel. Sa silhouette se fait de plus en plus claire, et sous la tresse, j’aperçois… Attendez c’est une tortue sur son dos ? C’est trop mignon ! Quand j’arrive à sa portée, je lui souris. “Joli sac ! Mais il a l’air bien rempli, non ? Tu risques de t’épuiser !” Ah sérieux, comment ça pourrait être gênant avec quelqu’un d’aussi excentrique ?

Après sa pirouette, Daniel m’explique que cette habitude vient de sa mère. Je ris, et à la fin de son récit, je ris si fort que je pose même les mains sur mon ventre. “T’en fais pas, je doute pas de ton endurance !” Je sais pas si c’est son récit qui me rappelle beaucoup trop mon père, ou toutes ces mimiques bien étranges qui l’accompagnent dans chaque fait et geste qui me font réagir ainsi.

Un secret donc ? Oh, une corde ? “Bien pensé !” renchéris-je. Le rire quitte graduellement ma gorge. “Je te laisse guider mon ami. Je suis paré à cette aventure !” Un énorme sourire étend mes lèvres et je sens même mes yeux se plisser à leurs coins. Sa bonne humeur est sacrément contagieuse. “Très bien ! Suis-moi. Je ne connais pas encore beaucoup ce cirque, mais je pense avoir vu une pente qu’on peut escalader pas loin d’ici.”

Je mène alors la marche, humant toujours au gré de la douce musique qui diffuse ses notes à travers mes écouteurs, mais maintenant plus aussi forte pour pouvoir écouter ce nouvel ami rencontré dans les plus improbables des circonstances. Après avoir passé un ou deux plateaux d’herbes aux rares fleurs bleues, on arrive à la pente en question. “Nous y sommes !” et je m’engage sur la pente. Après un ou deux pas, je m’appuie sur un rocher pour me retourner vers Daniel. “Tu verras, la vue est magnifique d’en haut ! C’est spécial.” Et je souris. Je suis vraiment content de pouvoir lui montrer autre chose que mon état pathétique d’il y a quelques jours, franchement.

J’acquiesce doucement devant la remarque de Daniel, toujours souriant. Je le regarde monter les escaliers avec une forte vigueur - aucune surprise que Shining l’ait repéré, à lea regarder, on se dit qu’iel est cap de monter jusqu’au sommet sans souci. Je me demande s’iel va avoir besoin de cette corde. “On m’a toujours dit de jamais s’arrêter quand on montait. Je pense que je vais suivre ce conseil.” Je glousse. “Fais tout de même une pause quand tu en as besoin,” recommandé-je, le regardant creuser l’espace entre nous. “Avec le soleil, ça risque de pas être beau à voir !”

Sur quoi je range mes écouteurs, ferme les yeux et prends ma forme louve dans une faible lumière. Mes pattes de canidés sont bien plus pratiques que n’importe quelle chaussure à laquelle je puisse penser sur ce terrain de poussières et de roches. C’est si… libérant. Je rattrape graduellement mon ami, au rythme de pas et de sauts sur les rochers. Le vent souffle sur mon pelage, l’odeur des arbres emplit mes narines. Je suis un loup, je l’oublie parfois. Cette île me rappelle qui je suis.

De retour à la hauteur de Daniel, je ralentis. “Puis j’ai hâte de goûter cette fameuse tarte.” Je ris doucement. “Elle est très bonne. C’est la recette de mon père !” Mon sourire s'attendrit alors que je regarde Daniel. J’aime les sucreries, mais je pense que la lumière dans ses yeux me dit que ça n’a rien avoir avec son amour pour elles. Encore un autre signe qui me dit qu'iel a l'âme d'un.e enfant.

Nous continuons notre ascension, doucement. J’ai bien envie de courir à pleine vitesse entre la poussière des rochers et les brefs morceaux de verdure, sentir le vent sur mon pelage et mes muscles me propulser, mais je garde un rythme normal. Ce ne serait pas juste pour Daniel, et c’est supposé être une escalade à deux. Et puis, à ce rythme, je sens bien l’odeur des sapins au fond de mes narines. C’est peut-être une de mes odeurs préférées, surtout quand mes sens canins la décuplent.

Oui, de l’eau ne serait pas une mauvaise idée. A l’entente de la proposition de Daniel, je m’arrête sur mon rocher, puis bondis vers la plateforme la plus proche, couverte par l’ombre d’un arbre. Je reprends ma forme humaine et sors la bouteille d’eau de mon sac. Juste un sac marron uni des plus banales, il fait presque tâche à côté de celui de Daniel. Je glousse à cette pensée et lui fait signe de venir se mettre à l’abri du sol-- Ah, oui d’accord, le chapeau. Roi des pirates ? Sûrement une référence que je n’ai pas, j’ai l’impression que ça va être fréquent avec iel. Et bon, pour le soleil, le chapeau c’est souvent pas ass-- Ah ? Sa nation natale ?

Je souris. “C’est vrai. Maintenant que j’y pense, je ne t’ai pas demandé d’où tu viens, excuse-moi.” Rire légèrement nerveux. On voit bien que notre première interaction était… awkward.

“Je ferai en sorte de pas aller trop vite ensuite. Mais j’ai tellement hâte d’être au sommet. Pas pour crier.” Je rigole au mauvais moment et évite de m’étouffer avec l’eau de justesse. Mais quel numéro ! Presque aussi imprévisible que le renard en furie qui me sert de froeur. “Tu pourras crier si tu veux, préviens moi juste pour que je mette mes bouche oreilles !” lancé-je, à moitié blagueur. Je sais quelque chose des gueulantes imprévues, et disons que le sifflement qui s’ensuit dans les oreilles n’est pas très agréable. Je sors de l’ombre de l’arbre, monte vers la prochaine plateforme. Je garde ma forme humaine cette fois, histoire de rester à son rythme et de pouvoir discuter tranquilles. N’empêche que je suis impressionné par son endurance: iel a gardé un rythme rapide et soutenu et a réussi à me suivre même en loup. C’est quelque chose.

Australien, donc.

Je me disais bien que ses intonations me rappelaient quelqu’un… Je fais un autre pas, inspire grand l’air frais de la nature pour chasser de mon esprit l’image de mon froeur en détresse. Mes efforts pour ne rien montrer de mes pensées payent et seul mon nez se pince. Bon allez, au moins, je vais apprendre à associer le pays des kangourous au très étrange kangourou bleu que je viens de rencontrer. Et que l’autre aille au diable, aussi loin d’Artem qu’il est possible d’être loin d’une personne sur Terre.

“En tout cas on a très bien avancer avec tout ça. On sera peut-être là-haut super vite. Et enfin à nous la tarte !” Autant d’entrain pour une tarte me fait sourire malgré moi. Oui, l’Australie ne sera plus liée à la seule personne que je connaissais de là-bas maintenant. Difficile de ne pas être marqué par autant de bonne humeur. “J’espère qu’elle sera à la hauteur, au moins,” gloussé-je, amorçant l’escalade de la roche. Les parois s’étaient faites de plus en plus étroites, et maintenant, il faut monter cette énorme masse de pierre pour se retrouver de l’autre côté. Elle n’est pas si abrupte que ça cela dit, à part sur un côté. Enfin, je suis aussi un habitué des randonnées, je ne sais pas si c’est le cas de Daniel, donc j’avance doucement et me retourne de temps en temps pour vérifier que tout va bien. Je n’ai pas très envie de lui suggérer d’utiliser la corde pour le moment, au risque de lea vexer. “On devrait y être dans pas longtemps après ça !” annoncé-je après avoir jeté un coup d’oeil à ma montre. Iel a tellement hâte, je préfère lui dire pour le rassurer.

Non, iel n'a absolument pas besoin de mon aide. À part peut-être pour le chapeau, enfin, s'il réussit à s'envoler - iel n'a pas l'air d'avoir l'intention de le lâcher, même contre le vent des hauteurs. Je glousse, hoche la tête négativement ce faisant. Mais qu'est ce que je pensais ?

Un pro ? Je rigole, pour la énième fois de cette escalade. “Pas sûr pour la partie pro, mais c’est une très bonne recette.” Une recette qui me rappelle les automnes de ma ville, blotti contre mon père et son livre de mythes scandinaves. Je ne sais pas où ce livre a fini depuis qu’on est parti à nos quinze ans, mais cette tarte à l’empreinte de ses couleurs et la narration de Far. Il semblait se défaire de toute sa fatigue quand il nous lisait ce livre, ou quand il s’arrêtait pour nous expliquer un tout petit détail de l’histoire. On a souvent fini par passer d’un mythe à un autre complètement différent comme ça. C’est un des souvenirs que je porterai dans mon cœur à jamais. “Et oui, elle est faite avec beaucoup d’amour.”

Je m'engage sur la descente du rocher, faite d'une suite de roches plus petites, certaines légèrement plus espacées que les autres. Une ou deux plateformes plus tard, je me retourne vers Daniel. "Et ne t'en fais pas… L'Australie me rappelle juste quelqu'un que je n'aime pas trop, et c'était mon seul lien à ce pays. Plus maintenant." Et je souris, le plus sincèrement du monde. Ce serait bien de ne plus voir le vide dans les yeux de mon frère à chaque fois qu’on mentionne quelque chose qui me rappelle l’autre, donc si on enlève l’Australie, c’est vraiment pas mal.

A peine arrivés au pied du rocher que le sentier remonte. Quelques mètres plus tard, la pente devient encore plus abrupte: le sommet nous attend.

J'acquiesce. "Oui, et une tête bleue bien particulière" gloussé-je. Un ou deux autres pas sur la pente abrupte. "Et ne t'en fais pas, ce n'est pas moi qui vais te réduire à ton pays. Avec une mère russe, disons que j'ai déjà entendu des choses un peu... bizarres." dont des gens qui ne me trouvaient pas assez "virile" pour un russe. Aujourd'hui encore, je ne sais absolument pas ce que ça veut dire. Enfin, je pense que c'est surtout que je n'ai pas envie de comprendre.

Je ne dis rien pendant le reste de l'escalade: la pente est sacrément abrupte, donc ce serait un peu compliqué de faire les deux. Quand je regarde Daniel, sa détermination me contamine. C'est vraiment un condensé de volonté brute.

Et puis, nous y sommes. Le sol cesse de monter, et contre le bruit de ma respiration haletante, je vois un soleil qui enserre la forêt dans les bras de sa lumière estivale. Une étreinte d'émeraudes parsemés d'ambres luisant sous un ciel aux rares nuages. On aurait presque dit un tableau inspiré d'un des colliers préférés de ma mère… Bref. Je ne le redirai jamais assez, cette île est magnifi--

…

Premier gloussement, retenu, mais la deuxième tentative, je... J'explose de rire ! Bozhe mais cet air intense, cette posture, et le chapeau de paille qui danse en sus, jeg… Jeg kan ikke !* Je me tiens le ventre là.

Une forte rafale. Le chapeau s'envole.